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Transformer le capitalisme, employons la puissance publique

| Juliette Kirscher-Luciani, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

10 novembre 2020

Lors de la première journée des Rencontres du Développement Durable consacrée au thème “Transformer le capitalisme”, Stéphane Marchand, rédacteur en chef du magazine Pour l’éco a modéré une table-ronde réunissant Anthony Cellier, Député, membre du Conseil supérieur de l’énergie et rapporteur de la loi énergie climat, Bettina Laville, Conseiller d’Etat honoraire et Présidente du Comité 21, Philippe Lacoste, Directeur du développement durable au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Cendra Motin, Députée, et Denis Simonneau, Délégué général aux relations institutionnelles de L’Oréal.

L’Etat-investisseur peut déterminer le destin de filières économiques complètes, en les alignant plus ou moins rapidement avec les Objectifs de Développement Durable (ODD). L’Etat-régulateur peut accélérer la transition écologique de secteurs entiers de l’économie, de l’industrie financière aux acteurs de l’aménagement du territoire. L’Etat-percepteur de nos impôts peut radicalement faire évoluer les modes de production et de consommation des entreprises et des ménages. Bref, la puissance publique est une hyper-puissance dans la transformation écologique.

Comment peut-elle entraîner le secteur privé et les ménages dans le mouvement ? Par où l’Etat doit-il commencer pour massifier les vocations et accélérer la transition ? Nous y avons réfléchi ce 22 septembre lors de la première journée des Rencontres du Développement Durable, coorganisée par Montpellier Business School et l’Institut Open Diplomacy.

Face à la menace du réchauffement climatique, des inégalités grandissantes et à la nécessité de transformer le capitalisme, les entreprises et l'État sont attendus au tournant. Malgré leur action sur la scène publique, tant au niveau local que mondial, les entreprises ne peuvent être véritablement considérées comme des puissances publiques. Au seuil de la transition, comment penser donc la frontière entre l’État et les entreprises ? Où se termine la gouvernance du secteur privé ; où commence celle du secteur public ?

L’État, une « hyper-puissance » publique ?

Peut-on affirmer que l’État est une « hyper-puissance publique » à même de pouvoir déterminer le destin de filières économiques complètes et initier tous les changements attendus ? Comment penser le rôle de l’État dans le monde en transition ?

Anthony Cellier, Député Membre du Conseil supérieur de l’énergie et Rapporteur de la loi énergie climat rappelle que l’État a la possibilité d’interdire, de sanctionner, d’autoriser et d’inciter. Cette trajectoire d’impulsion qui doit s’infuser dans tous les pans de la société en vue des nombreux enjeux écologiques et climatiques, incombe à l’Etat. Toutefois, celui-ci ne peut pas tout. De nombreux acteurs de la transition s’accordent à dire que les citoyens ont une part de responsabilité dans ces changements de paradigmes. Si les décideurs politiques ont la possibilité d’infléchir les trajectoires, ce serait au même titre que les entreprises et les consommateurs.

Les liens qu’entretiennent l’idéologie politique et le développement durable semblent aller de soi. Pourtant Stéphane Marchand, Rédacteur en chef du magazine Pour L'Éco, oppose le caractère éphémère du mandat politique et le changement à long terme qu’implique le respect des ODD.

Bettina Laville, Conseiller d’Etat honoraire, Présidente du Comité 21, revient à juste titre sur la définition de développement durable. Traduit de l’anglais « sustainable », l’adjectif « durable » ne désigne pas la durée mais le caractère « viable » du développement. Une question apparaît dès lors : la viabilité n’est-elle pas incompatible avec toute pensée de l’action à court terme ? C’est un paradoxe auquel répond Cendra Motin, Députée à la commission de la finance, en affirmant la supériorité de cette cause commune : « le développement durable perdure et va au-delà des mandats politiques ».

Mais comment nommer la responsabilité sociale et environnementale de l’État ? La députée évoque une création terminologique de l’agenda politique de l’État, le capitalisme dit social ; un espace commun où gouvernants et citoyens s’entendent dans un « partage de valeurs ». Valeurs qui seraient passées du statut « d’intérêt général » à celui de « bien commun ». On mesure l’impact positif d’une entreprise et sa stratégie volontariste à partir de ses critères RSE. En regard, comment mesurer l’impact positif de l’Etat ?

Le développement durable serait donc intrinsèquement lié aux fonctions régaliennes de l’État. Si une évaluation du budget national à l’aune des critères environnementaux a été lancée par le gouvernement (le green budgeting), il y a un réel besoin d’indicateurs pour connaître les effets des actions publiques et l’évaluation de leurs impacts positifs. Le green budgeting, qui passe au tamis l’intégralité du budget de l’État, est un premier pas vers la transparence, critère numéro un d’un capitalisme durable et social.

Tout se passe comme si l’État se référait au développement durable et ses enjeux de manière asymptotique : on ne s’affronte pas sur ses conditions et ses mutations engendrées car il est d’un intérêt supérieur. Quid alors de cet « intérêt supérieur » lorsqu’il est rapporté à l’échelle supra et internationale ?

Quelle régulation des « puissances publiques » au niveau international ?

Établir un consensus sur le long terme en France est déjà difficile ; et c’est une toute autre tâche à l’échelle internationale où les systèmes de valeurs divergent. Philippe Lacoste, Directeur du développement durable au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, insiste en premier lieu sur les difficultés à instaurer une transparence au niveau international : quels sont les indicateurs à dispositions des puissances publiques ?

Les pays ont des degrés variables d’intégration au modèle multilatéral. Pour un bon nombre de sujets, l’obstacle est la prévalence d’une politique intérieure. La souveraineté nationale est un frein à la régulation quand elle implique par exemple un changement de position dans le dialogue mondial. La démarche première est par conséquent l’élaboration d’une position à l’international. Cette position défend d’un même geste le volet social et environnemental des ODD. Le Directeur du développement durable au MEAE, Philippe Lacoste, cite entre autre l’importance de l’élaboration d’une position qui s’appuie sur la diplomatie économique et la nécessité de préserver l’emploi.

Comment le droit international contribue à la transformation du capitalisme ?

La création de la notion de « bien communs » mondiaux est au cœur des textes onusiens et de l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

En France, le nouveau modèle d’entreprise à mission qui ressort de la Loi PACTE revalorise la « raison d’être » de ces dernières et ne cible plus seulement celles qui désirent se donner de la valeur ajoutée. La RSE ne devrait pas être un addendum à la stratégie collective de l’entreprise que véhiculent ses dirigeants et leur politique managériale, elle doit être la norme.

À l’échelle européenne, il y a matière à construire une scène solidaire sur les ODD par l’élaboration d’une position centrée sur cette notion de partage de « biens communs » mondiaux. Le droit est une chose, une autre est la perception de ce droit. Bettina Laville nous le rappelle : bien qu’intégrée au plan constitutionnel, en 2002, la RSE était considérée comme du « green washing ». Ainsi encore, à la notion d'un partage des « biens communs » multilatéral il faut associer l’élaboration et la structuration des positions de l’ensemble des parties prenantes, de l’entreprise à l’État, en passant par le pouvoir de responsabilité citoyenne, trop souvent éludé.

Nous sommes tous la « puissance publique »

Au cœur de la question de la puissance publique se pose évidemment celle de la frontière entre les périmètres d’action des parties prenantes. Et tous s’accordent sur l’urgence de les responsabiliser. « Agir responsable » c’est contribuer à tisser un espace commun, sans attendre les normes et la régulation, pour répondre à l’urgence environnementale et sociale. « Agir responsable », c’est aussi prévenir l’effondrement du système multilatéral fragilisé par les inégalités creusées et le manque de transparence.