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De la fourche à la fourchette : volet alimentaire du Green Deal européen

| Guillaume Tawil, Fellow de l’Institut Open Diplomacy

16 décembre 2020

Lors de la journée consacrée au thème « Construire l’Europe de l’écologie » des Rencontres du Développement Durable, Justine Sagot, journaliste à LCI a modéré une table ronde intitulée « Cultivons une alimentation durable » qui a rassemblé Nicolas Bricas, chercheur au Cirad et Titulaire de la Chaire Unesco « Alimentations du monde », Gervaise Debucquet, professeure à Audencia, Nicolas Lambert, directeur de Fairtrade Belgium, Irène Tolleret, députée européenne et Mathias Vicherat, secrétaire général de Danone.

Annoncé fin 2019, le Green Deal - ou Pacte Vert européen - incarne les ambitions écologiques de l’Union européenne et représente un espoir de changement pour ses citoyens. Parfois décriée ou caricaturée, la notion de souveraineté a le vent en poupe dans les opinions publiques européennes, particulièrement en cette période de pandémie. Le Green Deal ouvre ainsi la perspective d’une Europe souveraine sur la base de l’écologie. Le volet alimentaire de cette initiative a pour objectif de garantir une chaîne alimentaire plus durable, de la ferme à la table. L’enjeu est de taille : comment réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre tout en améliorant la qualité de ce que nous produisons et de ce que nous mangeons ?

L’impact de l’opinion publique

Alors que la conscience quant aux enjeux environnementaux est grandissante au sein de la société civile, les habitudes alimentaires évoluent et les gestes individuels de consommation se multiplient. Assumant pleinement leur statut de « consomm-acteurs », de nombreux citoyens font le choix de devenir flexitarien, végétarien ou végétalien, conscients notamment de l’empreinte carbone considérable de la consommation de viande. Si ces gestes sont essentiels et la prise de conscience rassurante, leur impact demeure insuffisant sans un accompagnement politique adéquat.

Comme le rappelle Nicolas Bricas, l’empreinte carbone de chaque Français est en moyenne de 11 tonnes par personne par an. Afin de respecter les engagements de l’Accord de Paris sur le Climat, nous devrions descendre à deux tonnes, ce qui apparaît impossible en comptant sur les seuls efforts individuels. L’essentiel de notre empreinte carbone se retrouve en effet dans les processus de production de ce que nous consommons : utilisation d’engrais, mécanisation, serres chauffantes, processus de congélation, etc. La liste est longue et la marge d’action des pouvoirs publics colossale. Il est d’ailleurs important de rappeler que l’impact écologique de l’agriculture est équivalent à celui de l’industrie, bien que cette dernière soit plus souvent prise pour cible par les politiques environnementales.

Lorsque l’on évoque l’alimentation durable, il nous vient spontanément à l’esprit la « culture bio » et la production localisée. L’image du petit producteur local s’opposant à l’industriel productiviste est prégnant dans l’imaginaire collectif. Les consommateurs sont prompts à dénoncer les « produits chimiques » ou encore « les OGM » sans nécessairement apporter de nuance dans cette vision de l’agriculture. Comme le rappelle Gervaise Debucquet, « il s’agit d’une vision un peu binaire. Très peu de gens connaissent précisément le cahier des charges de la culture bio par exemple et le local, quoique plébiscité, n’est pas toujours respectueux de l’environnement ». De plus, elle observe que les OGM cristallisent le scepticisme des Français vis-à-vis de l’agriculture productiviste ; la défiance est toujours très forte à l’égard des « bénéfices déclarés » (réduction de l’usage des pesticides, amélioration du goût, etc.) par les fabricants d’OGM. Les produits issus du génie génétique comme ceux de l’agriculture intensive sont perçus comme non naturels. Il demeure essentiel pour les pouvoirs publics de faire preuve de pédagogie pour rendre accessibles aux consommateurs certaines notions complexes liées aux systèmes de production.

Quels engagements pour l’Union européenne ?

Plus ambitieux que la Politique Agricole Commune - PAC, le volet alimentaire du Green Deal établit une trajectoire vers un protectionnisme vert à l’échelle du marché européen, en plus de fixer des objectifs ambitieux aux agriculteurs européens, sur l’usage des pesticides notamment. La réflexion porte également sur les questions d’aménagement du territoire, sur la limitation des émissions de gaz à effet de serre bien sûr, mais également sur la maîtrise de la pollution sonore et lumineuse, afin de retrouver un équilibre multifactoriel entre agriculture et biodiversité. Très concrètement, il s’agit d’après Irène Tolleret de « faire le lien entre le foncier et l’aménagement du sol dans une zone donnée ». Les directives sont données à l’échelle européenne, mais les solutions apportées sont donc bien locales.

Il reste du chemin à parcourir avant d’éprouver l’efficacité de ces mesures, notamment sur la question de l’équité et de la justice sociale. Le Green Deal a pour objectif d’améliorer la rémunération des agriculteurs, acteurs incontournables de cette transition, mais les critères de cette revalorisation restent à définir. Nicolas Lambert estime ainsi que le Pacte Vert européen néglige la dimension sociale de la transition vers une alimentation durable : « il n’y a pas de transition écologique s’il n’y a pas de transition sociale ». Il rappelle le rôle central que doivent jouer les agriculteurs pour apporter des solutions pérennes aux problématiques de transition alimentaire. Le commerce équitable devrait permettre selon lui de redéfinir les règles du marché, du producteur au consommateur, et ainsi limiter les externalités négatives d’une libéralisation débridée. Il estime par ailleurs que l’implication directe des citoyens, associations de consommateurs, producteurs etc, dans le cadre de conventions citoyennes, serait essentielle à l’évolution du débat public. Le prix des biens de consommation demeure en effet un sujet de discorde hautement sensible, tant il est complexe de réguler sans tomber dans l’écologie punitive.

Quel rôle pour les acteurs privés ?

Le rôle de la société civile apparaît ainsi de plus en plus primordial dans le cadre de cette transition, de même que celui des acteurs économiques, comme les industriels de l’agroalimentaire. L’ampleur de leur action et leurs importantes capacités de financement en font des acteurs incontournables afin de mener cette transition de manière efficace. Parmi ces géants de l’agroalimentaire, Danone affiche des objectifs particulièrement ambitieux, avec une neutralité carbone en 2050 et une production agricole passant d’une culture intensive à une culture 100 % régénératrice en 2025. L’entreprise va ainsi bien plus loin que ses concurrents ou d’autres entreprises du CAC 40 dans sa stratégie de transition. Elle se montre par ailleurs favorable à de nombreuses mesures régulatrices, telles que l’instauration du nutri-score, la régulation des processus de production, ou encore la mise en place de répercussions financières sur l’émission de carbone.

Le financement de tous ces projets ambitieux, publics ou privés, représente en effet un enjeu majeur de la transition écologique. Des investissements massifs sont nécessaires pour permettre aux producteurs de faire évoluer leurs pratiques agricoles et mettre en place des parcours de formation adéquats pour les jeunes agriculteurs. Les logiques de court terme doivent ainsi se substituer en objectifs de long terme et les investisseurs doivent intégrer le risque écologique comme un risque systémique pour leur propre activité.

Certains collectifs de la société civile n’attendent cependant pas ces avancées pour faire eux-mêmes évoluer les choses. Depuis plusieurs années, on voit fleurir des exploitations agricoles diversifiées, entretenues par des collectifs de jeunes agriculteurs ayant une activité rémunérée en parallèle. De même, certaines ONG comme Fairtrade Belgium et organisations internationales telles que le Cirad, étudient assidûment des méthodes agricoles à travers le monde et réfléchissent aux possibilités de s’inspirer de techniques locales venues d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, pour mener à bien la transition vers une agriculture plus durable. Des techniques permettant de limiter la monoculture, ou encore d’améliorer la symbiose entre production animale et végétale sont des pistes explorées par ces organisations. Conscientes qu’il n’existe pas de solution technique miracle, elles appellent néanmoins à ne négliger aucune source de savoir et à éprouver des solutions au cas par cas, dans un cadre le plus local possible. Les techniques agricoles développées par certaines populations de zones intertropicales sont le témoin de leur capacité de résilience remarquable face aux bouleversements climatiques et représentent des exemples à suivre, bien au-delà de simples expérimentations anecdotiques.

Les défis qui s’opposent à la mise en œuvre du Green Deal sont nombreux : difficulté à parler d’une même voix, à s’accorder sur des normes communes, à uniformiser des mesures sociales, etc. Sa définition même de protectionnisme vert pose la question de l’avenir du libre-échange pour l’Union européenne. Le volet alimentaire de ce plan incarne toute cette complexité, du fait de son impact direct dans nos modes de vie et nos cultures. L’évolution des mentalités et des modes de vie sont le signe d’une maturité chez des citoyens qui n’attendent plus les directives venues d’en haut, mais qui cherchent au contraire à dicter l’agenda politique par leur action et leur manière de consommer. Il appartient désormais aux pouvoirs publics et aux acteurs économiques de répondre à cette demande de changement et à se montrer à la hauteur du défi de notre époque.