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Réformer nos économies au service de l'environnement

| Laurène Aubry, Clara Beauvoir, Iliasse Chari, Joseph Delgove, Marc Demailly, Maéva El Bouchikhi, Marine Ragnet, Guillaume Tawil

29 novembre 2021

Aux lendemains de la COP 26 s’étant déroulée à Glasgow du 1er au 12 novembre 2021, le constat apparaît toujours plus alarmant. Le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) indiquait que la décennie écoulée a été la plus chaude depuis 125 000 ans et que nous avons d’ores et déjà fait augmenter la température moyenne de la planète d’environ 1,1°C par rapport aux niveaux préindustriels. De fait, l’Homme a déjà émis suffisamment de gaz à effet de serre dans l’atmosphère pour réchauffer la planète de 1,5 °C – l’un des objectifs fixés par l’accord de Paris – bien que la pollution par les particules fines provenant des combustibles fossiles masque ce réchauffement en produisant un effet provisoire de refroidissement. Les avertissements du GIEC sur la question climatique, ainsi que la multiplication des événements météorologiques exceptionnels, nous incitent à nous interroger sur notre capacité à entendre ces alertes et agir pour en réduire les effets dans le futur. Par conséquent, il apparaît plus que jamais essentiel d’adopter une approche inclusive dans ce processus, afin que la lutte contre le dérèglement climatique soit également l’opportunité de construire un monde plus solidaire. 

La pandémie comme révélateur

A bien des égards, la pandémie de COVID-19 a été un révélateur des faiblesses et des effets néfastes de notre système économique et de notre modèle de développement. En amont, la pandémie a révélé notre impréparation à un événement d’une telle ampleur, pourtant anticipée par la communauté scientifique, qui alertait sur ce risque depuis de nombreuses années. En aval, elle a révélé un manque de solidarité au sein de la communauté internationale, particulièrement visible lorsque l’on compare les taux de vaccination entre les pays du Nord (70 % en moyenne) et du Sud (7 %).

Si la pandémie a surpris par son ampleur et sa vitesse de propagation, le nombre d’épidémies est en réalité en augmentation depuis plusieurs décennies. On estime désormais que 60 % des maladies sont des zoonoses, chiffre qui s’élève à 75 % pour les nouveaux pathogènes. La déforestation, l’urbanisation non-maîtrisée, le trafic d’animaux sauvages et l’élevage intensif apparaissent comme autant de causes à cette multiplication des épidémies, qui appelle à une approche systémique de la question. C’est précisément ce que prône l’initiative One Health, adoptée par de grands instituts multilatéraux tels que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et  l'Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) : une approche intégrée, systémique et unifiée de la santé mondiale, faisant le lien entre la santé des êtres humains, des animaux et des écosystèmes. Cette initiative vise également à adopter une approche plus inclusive et horizontale des enjeux écologiques, en s’appuyant sur la société civile, les ONG et les communautés concernées.

Si la réflexion systémique semble enclenchée, l’approche unifiée peine à émerger. La pandémie a au contraire accru les inégalités à l’échelle mondiale : augmentation de la pauvreté (18 % à 20 % d’extrême pauvreté dans le monde), inégalités d’éducation dues aux fermetures d’école plus ou moins longues, inégalités de genre, inégalités dans l’accès aux vaccins, etc. En outre, si la pandémie a permis à la planète de reprendre très provisoirement son souffle, elle a également contribué à repousser l’agenda climatique dans la liste des priorités politiques des dirigeants. Enfin, la réaction politique, bien que très différente selon les pays, a souvent été verticale, peu démocratique, voire autoritaire. Ces dérives autoritaires sont parfois allées dans le sens de restrictions extrêmement dures mettant des populations déjà vulnérables dans des situations de précarité accentuée, comme c’est le cas dans les Philippines de Rodrigo Duterte. Elles ont également été dans le sens d’un laisser-faire irresponsable, frôlant parfois le complotisme, comme pour Jair Bolsonaro au Brésil, dont le discours a été à la fois anti-confinement et anti-vaccin.

En réponse à la pandémie, le monde de la recherche a démontré sa formidable réactivité dans sa capacité à concevoir et produire des vaccins en moins d’un an. Néanmoins, l’absence de solidarité internationale et le blocage des brevets sur ces vaccins, remettent aujourd’hui en question l’efficacité de la stratégie de lutte contre la pandémie à l’échelle mondiale. Les slogans politiques tels que « No one is safe until everyone is safe » (« Personne n’est en sécurité tant que tout le monde n’est pas en sécurité ») ont aujourd’hui du plomb dans l’aile. Cela démontre à la fois le caractère incontournable de l’innovation dans notre capacité de réaction et de résilience face aux crises amenées à se multiplier, mais également la nécessité d’avoir des politiques publiques courageuses afin que l’innovation soit mise au service du plus grand nombre. 

Quel rôle pour l’innovation ?

L’innovation peut se matérialiser sous différentes formes, mais l’impact qu’elle aura dépend de la capacité des dirigeants, gouvernements et autres parties prenantes, à l’orienter vers des politiques publiques ayant un impact positif. Nous avons pu constater durant cette période une défiance vis-à-vis du monde scientifique, une méfiance qui traduit une rupture de confiance plus ou moins importante entre les populations et les pouvoirs publics, comme nous pouvons le constater dans les nombreux discours hostiles à la vaccination. D’où l’importance d’articuler les avancées scientifiques avec une approche politique et sociologique inclusive.

Les mutations historiques de nos sociétés ont toutes permis l’essor de progrès scientifiques et techniques, avec une base éthique associée à l’époque concernée. Parfois assimilée à une fuite en avant technologique, l’innovation peut également être mise au service de la sobriété et de la santé, comme dans le cadre de la modernisation et de la rénovation thermique des bâtiments, ou encore dans la création de filières de recyclage. A l’inverse, si la digitalisation a été vue comme un moyen positif de contribuer à la sobriété, le caractère énergivore de ce secteur a entraîné un important effet rebond, en plus d’impacter massivement l’emploi en raison de l’automatisation de nombreuses tâches.

L’importance de l’innovation pose la question du rôle central joué par les entreprises dans le cadre de la transition écologique. Une réelle prise de conscience des enjeux environnementaux et sociaux s’opère parmi les entreprises, allant de politiques de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) plus ambitieuses à la définition d’une raison d’être, ou encore de l’intégration des Objectifs de développement durable (ODD) dans leur stratégie. Certaines entreprises vont également plus loin et s’ouvrent à un dialogue avec d’autres acteurs économiques afin de partager des bonnes pratiques environnementales. Lors du Forum économique mondiale de Davos en 2020, il a été mis en avant que, pour les entreprises, les deux principaux facteurs de risque sur cinq sont la crise climatique et la perte de biodiversité. La prise de conscience des entreprises serait donc en train d’évoluer d’un simple enjeu d’image à un enjeu systémique et économique sur leurs activités, ce qui pourrait contribuer à réduire considérablement le greenwashing.

Pour beaucoup d’entreprises cependant, une évolution vers une méthode de production plus durable et plus respectueuse de l’environnement, signifierait d’assumer une hausse des coûts en contrepartie d’une production de qualité, ce qui impliquerait une mobilisation importante des consommateurs autour de ces enjeux. Les activités des entreprises devront donc être guidées et normées par des politiques publiques cohérentes et ambitieuses. Les entreprises peuvent être amenées à adopter un rôle sociétal, comme cela s’est vu avec la loi Pacte et la création d’entreprises à mission. Cette redéfinition des rapports public/privé représenterait un revirement important du rôle de l’Etat dans nos économies, et remettrait en question nos modèles économiques et la place de la mondialisation et du libre-échange. 

L’économie et le libre-échange au défi des ODD

L’une des principales difficultés de la lutte contre le dérèglement climatique, est de l’articuler avec le développement et la réduction de la pauvreté, faisant émerger des notions telles que la justice climatique, ou encore la responsabilité commune mais différée entre les pays développés et les pays en développement. L’Agenda 2030 et 2050 réalisé par l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) fixe des Objectifs de développement durable et fournit des indicateurs précis aux Etats et aux entreprises afin d’évaluer la compatibilité de leurs politiques avec ces objectifs.

La teneur géostratégique de la définition et de la réalisation des ODD se reflète dans les différences d’approche majeures entre les différents Etats. Or, il est impossible de parler un langage commun de protection des différents objectifs, ou de définir des ambitions communes et internationales, sans disposer d’un vocabulaire commun. Cela est vrai à la fois sur la scène internationale, mais également entre acteurs privés. La France a été l’un des premiers pays à réagir positivement à la création des ODD et tend à vouloir exporter son modèle normatif au sein de l’Union européenne (UE), ce qu’elle tentera probablement de faire lorsqu’elle prendra la présidence du Conseil de l’UE en 2022. Les initiatives françaises se multiplient, notamment le programme international pour l’action sur le climat, qui a mis en place une douzaine d’indicateurs grâce auxquels l’OCDE pourra mesurer efficacement des politiques publiques en matière de lutte contre le changement climatique. La France et l’Europe sont amenées à jouer un rôle de leader sur ces questions, notamment face à une vision américaine plus court-termiste, mais également face à la Chine, dont les ambitieux objectifs climatiques sont avant tout guidés par des considérations de politique intérieure et de guerre économique.

Il est en effet à anticiper que, dans le cadre de politiques environnementales sérieuses et ambitieuses, des tensions commerciales émergent plus régulièrement. A titre d’exemple, le passage de certains Etats à l’agriculture régénérative pourrait entraîner une baisse de production de produits dérivés de l’agriculture dont dépendent des acteurs étrangers, entraînant des tensions commerciales entre Etats. Il est donc important de réfléchir à la manière dont l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation internationale du travail (OIT) pourraient voir leur rôle évoluer pour y intégrer les ODD et les engagements climatiques des Etats lors des règlements des différends commerciaux.

D’ores et déjà conscients de l’imbrication entre le commerce et l’enjeu climatique, certains Etats font le choix d’intégrer des critères environnementaux plus ou moins ambitieux dans la négociation d’accords de libre-échange. C’est notamment le cas de l’accord de libre-échange Canada-UE (CETA), signé initialement en 2014, qui avait fait l’objet d’un communiqué des parties prenantes à la suite de la COP 21 pour s’engager à respecter l’Accord de Paris. De manière générale, les accords commerciaux doivent à l’avenir intégrer les normes environnementales et donner aux Etats la possibilité de les invoquer en cas de différends. Dans cette même logique, les accords commerciaux signés par l’Union européenne depuis 2015, contiennent des clauses d’encadrements, qui ne permettent plus à ses partenaires commerciaux de contester devant les tribunaux un changement de choix énergétique.  

Intégrer des critères et des normes toujours plus ambitieux peut être assimilé à du protectionnisme, souvent présenté comme une réponse à un libre-échange débridé. La très forte imbrication des économies et l’internationalisation des chaînes de valeurs doivent cependant inciter à la prudence dans l’utilisation du protectionnisme comme un outil. Il pourrait entraîner des effets pervers et complexes à anticiper qui auraient un effet contre-productif, comme par exemple pour l’importation de produits nécessaires à la transition énergétique.

L’outil qui semble avoir la préférence de nombreux décideurs politiques, notamment en Europe, est la taxe carbone aux frontières. Il existe une forte croyance dans le fait que cette taxe régulerait à elle seule les externalités environnementales négatives et que les flux commerciaux s’ajusteraient naturellement à cette nouvelle donne. La réalité est pour l’instant bien différente, le marché carbone européen étant souvent utilisé par des entreprises afin d’obtenir des droits à polluer. De plus, les trajectoires du prix carbone sont trop différentes d’un marché à l’autre, le prix de la tonne de carbone s’élevant à 12,5€ à l’échelle mondiale et à 65€ en Europe. Cela démontre l’importance d’une concertation multilatérale étendue (ONU, G20, OMC etc), afin d’adopter des normes à l’échelle la plus large possible.

Ces nombreuses difficultés à fixer un cap politique, fiscal et commercial clair et ambitieux, handicapent les entreprises ayant une volonté de se réinventer de manière plus conforme aux enjeux environnementaux. Elles peinent ainsi à obtenir les financements dont elles auraient besoin pour mener la transition. 

Investir la finance responsable

Toutes ces mutations, appelées de leur souhait par les Etats, les organisations multilatérales et les entreprises, nécessitent des financements considérables sur le long terme dans un contexte toujours plus incertain. Un changement de paradigme semble s’opérer de manière timide au sein du monde de la finance. De plus en plus de fonds d’investissement et de banques affichent leur volonté de réorienter leurs financements, mais cela se traduit aujourd’hui par des déclarations d’intention plus que par des faits. Par ailleurs, selon la Banque des règlements internationaux, l’accroissement d’investissements dans les énergies décarbonées comporte le risque de voir émerger une « bulle verte ».

De nombreuses options pragmatiques et réalisables sont sur la table pour définir des trajectoires de financement réalistes sur des jalons à court, moyen et long terme. Parmi celles-ci, la Blended Finance, forme de co-investissement public-privé, est souvent présentée comme une solution prometteuse, mais sa mise en application peine à se matérialiser, en raison de la frilosité des investisseurs quant aux risques associés. Il y a donc une urgence à définir un cap politique et à intégrer un coût  environnemental aux transactions commerciales et financières, afin que les acteurs de la finance s’y adaptent. Il convient par ailleurs de ne pas se focaliser exclusivement sur le prix du carbone, mais également d’intégrer une réflexion sur la biodiversité, sur laquelle il est impossible de mettre un prix.

La crise environnementale représente un risque très particulier puisqu’il est à la fois certain, non-linéaire et menaçant directement la vie humaine. Les risques physiques et sociétaux étant impossibles à prévoir de manière précise, il devient impossible pour tout investisseur d’établir un modèle de risque précis. La pandémie de COVID-19 en est l’exemple le plus parlant. Ce qui pourrait finalement inciter les investisseurs à agir positivement, c’est la prise en compte des risques systémiques liés à la crise environnementale dans leur propre activité, qui rendrait l’action positive moins risquée que le statu quo.

La crise environnementale, climatique et sanitaire que nous traversons revêt des enjeux systémiques profonds, qui remettent en question nos modes de vie, notre rapport au vivant et nos modèles économiques. La démarche à adopter pour lutter efficacement se doit d’être la plus inclusive possible de l’ensemble des acteurs concernés. Etats, société civile, ONG, scientifiques, acteurs économiques, finance, ont tous un rôle majeur à jouer, pour autant qu’un cap politique précis soit défini au préalable.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs.  Laurène Aubry, Clara Beauvoir, Iliasse Chari, Joseph Delgove, Marc Demailly, Maéva El Bouchikhi, Marine Ragnet, et Guillaume Tawil sont Fellows de l'Institut Open Diplomacy.