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La donnée, or vert ouvrant la voie vers un monde plus durable ?

| Aurélien Angot,

22 novembre 2021

Le terme « climat » est de plus en plus fréquemment associé à celui « d’urgence ». L’éveil de la conscience passe progressivement d’une poignée de spécialistes au grand public. Comme tout changement, la prise de conscience est primordiale, mais elle doit s’accompagner d’actions, tant au niveau individuel que collectif. C’est pour cette raison que chaque acteur est responsable de la sauvegarde de l’environnement. Nous pouvons citer les initiatives publiques comme l'European Green Deal, pacte verte qui vise à moderniser  l’économie de l’Union Européenne et repose sur les trois piliers : la fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2050, et une croissance économique dissociée de l’utilisation des ressources, où personne n’est laissé de côté. Autre exemple, la taxe carbone, qui est une taxe portant sur les émissions de dioxyde de carbone induites par toute production industrielle ou énergétique. 

Les entreprises et institutions financières ont un rôle important à jouer étant au cœur de notre modèle économique et la donnée est la clé pour que l’initiative verte soit concrétisée.

La nécessaire prise en compte financière de l’impact sociétal des entreprises

Arthur Pigou, économiste anglais, par le biais de l’économie du bien-être, voulait inciter les acteurs économiques à agir non pas dans leur intérêt unique mais en prenant aussi en compte celui de la société. Pour cela, il proposa de mettre en place une taxe prenant en compte les externalités induites par la production. Les économistes désignent par « externalité » ou « effet externe » le fait que l'activité de production ou de consommation d'un agent affecte le bien-être d'un autre sans qu'aucun des deux ne reçoive ou paie une compensation pour cet effet. C’est en introduisant la mesure ou l’estimation des externalités que sont nées de nouvelles données : les externalités, auparavant en dehors du modèle économique des entreprises, se sont vues progressivement intégrées dans celui-ci. 

La taxe carbone, initiée à la suite du protocole de Kyoto, est dans la lignée de l’initiative d'Arthur Pigou. Cette taxe donne un coût aux émissions de CO2, principal gaz à effet de serre. Ces taxes ont un impact sur les charges (ou profits en cas de revente des « droits à polluer ») des entreprises. La taxe carbone est donc l’émanation de la recherche, puis mesure et harmonisation d’un nouvel or vert : la donnée extra-financière. 

Nous connaissons aujourd’hui d’autres taxes prenant en compte les externalités négatives. Elles sont appelées écotaxes. Nous pouvons citer comme exemple la « taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques » qui est notamment appliquée aux carburants.

De par un concept apparu au début du vingtième siècle ainsi que par l’apparition des taxes environnementales au début des années 2000, la prise en compte des externalités dans l’économie n’en est encore qu’à sa genèse. Par la quantité et l’accessibilité croissante des données, d’autres mesures vont s’ajouter aux mesures actuelles mais de nouvelles façons de les prendre en compte vont aussi émerger.

La question des indicateurs multiples : un diagnostic chiffré pour déterminer des objectifs climatiques ambitieux

L’identification et la qualification toujours plus précise des bouleversements climatiques que nous vivons s’appuient sur des méthodologies scientifiques éprouvées. Ces méthodologies reposent elles-mêmes sur la mesure de la concentration de gaz à effets de serre dans l’atmosphère ou encore des dynamiques de long-terme des températures à la surface de la terre. Mais comment désagréger les sources d’émission de gaz à effet de serre ? Qu’est-ce qui doit nous permettre d’identifier les activités les plus intensives en carbone et de proposer des trajectoires de réduction des émissions? Les procédés rigoureux de mesure, ainsi qu’une gestion exemplaire et harmonisée des données collectées sont un premier pas essentiel. Ils sont une condition sine qua non à l’atteinte de nos objectifs climatiques. 

Pas de politique publique, de mobilisation de capitaux privés ni même d’action individuelle sans un diagnostic clair, comparable à l’échelle macro (pays ou secteur), meso (industrie, ville ou collectivité) voire micro (au niveau d’une entreprise, d’un individu). On imagine mal prévoir un itinéraire routier vers un point B sans connaître précisément son point de départ A. Il en est de même pour les émissions de gaz à effet de serre. C’est pourquoi, des méthodologies ont été développées pour calculer l’empreinte carbone. 

Prenons l’exemple particulier mais systémique d’une institution financière. Les institutions financières sont les facilitatrices de l’activité économique et par là-même sont en partie responsables de la réussite d’un projet entrepreneurial. Elles ont donc contribué à une partie des émissions dégagées tout au long de la chaîne de valeur de l’entreprise ou du projet et de sa durée de vie. 

Premièrement, il s’agit d’identifier les différents types d’émission : Scope 1 (émissions directes), Scope 2 (émissions dues à l’utilisation d’énergie), Scope 3 (émissions indirectes de l’ensemble de la chaîne de valeur)

Deuxièmement, il s’agit de  calculer son empreinte carbone dans chacune de ses catégories. Généralement, le scope 1 se mesure aisément, par les installations et les effets directs de la consommation d’un acteur économique, le scope 2 va comptabiliser les émissions dues à la consommation énergétique de l’agent. Quant au scope 3, plus complexe, il mesure l’ensemble de la chaîne de valeur d’une entreprise, soit les émissions liées à ses fournisseurs, mais aussi à ses consommateurs. Il se mesure en amont et en aval du scope 1 et 2. Nous arrivons donc à l’étape de chiffrage des émissions induites par le financement de projets et l’octroi de prêt d’une banque de détail. C’est là que les méthodologies nous éclairent. Comment calculer les émissions de centaines d’entreprises financées chaque année ? 

Peu à peu, l’obligation de disclosure (transparence), force par de nouvelles régulations,  les entreprises cotées (et non cotées) à publier une estimation de leurs émissions, chaque année.

Des nouvelles banques de données, similaires à celles qui agrègent les données financières, voient le jour et permettent une utilisation plus efficace de ses données d’entreprise par la banque. 

Que faire si l’entreprise ne publie pas de données ? C’est là où les méthodologies entrent en jeu. Elles suggèrent par exemple l’utilisation d’« emission factors » : pour une unité de production d’une entreprise d’un certain secteur, combien de tonnes de CO2 sont généralement émises ? Ces facteurs peuvent être affinés au niveau d’un sous secteur, voire d’un pays, si tant est que l’échantillon disponible soit assez large. Autre possibilité, en l’absence de données de production, l’utilisation des données de revenus. Pour une unité de revenu, combien de tonnes de CO2 sont émises par l’entreprise? 

Une fois l’empreinte carbone calculée, on peut enfin comprendre où les efforts de réduction des émissions devront être les plus considérables pour atteindre  la neutralité carbone en 2050. D’autres méthodologies ont fleuri sur la scène internationale pour répondre à cette question. Parmi elles, les Science Based Targets initiative (SBTi), (qui propose aux entreprises des méthodes afin d’aider celles-ci à réduire leurs émissions et atteindre les objectifs des accords de Paris), une des plus reconnues et qui prend les devants d’une harmonisation des trajectoires de réduction d’émissions. En proposant un outil en ligne, par secteur, alignés aux objectifs des accords de Paris (traité international juridiquement contraignant avec pour objectif une limite de + 1.5 degrés de réchauffement de la température terrestre moyenne par rapport à l’ère pré-industrielle), la SBTi permet à toute entreprise, dans tout secteur (ou presque, certains sont encore en développement) de modéliser une réduction ambitieuse mais réaliste de ses émissions. 

Enfin, l’harmonisation est un point clé. Partnership for Carbon Accounting Financials (PCAF), (qui fournit une méthode aux institutions financières afin de déterminer l’impact de leurs investissements et de leurs prêts) et SBTi ne sont pas les seuls standards internationaux. Plusieurs coexistent, se font même concurrence, comme dans tout secteur émergent où le développement des initiatives bottom up ou d’initiative privée précède les accords internationaux. 

Changer de référentiel ?

Une partie de l’évolution des référentiels des acteurs concerne les entreprises avec des mesures de l’impact de l’activité économique sur la société. Ces mesures sont principalement axées sur la mesure de l’émission de gaz à effets de serre (GES). L’harmonisation de cette mesure est, comme le souligne  le paragraphe précédent, en bonne voie. De plus, celle-ci n’est plus seulement reflétée par une taxe mais aussi par l’intérêt intrinsèque des acteurs économiques car les données de GES influencent les investissements des particuliers et donc des institutions financières.

En parallèle d’une mesure d’impact, c’est autour de ces externalités que les entreprises commencent à changer de vision. En plus de réduire leurs émissions qui émanent de leurs activités, elles peuvent conditionner leur performance financière aux nouveaux indicateurs extra financiers.

Parmi d’autres outils pour mesurer la performance d’une entreprise, l’analyse des comptes financiers de celles-ci sont incontournables. Un des prochains enjeux sociaux et environnementaux sera donc l’intégration des données extra-financières dans les comptes de résultats des entreprises.

Nous sommes aux prémices de cette intégration. En effet, le rapportage extra-financier oblige les entreprises (sous réserve de certaines conditions comme le fait qu’elle soit listée ou dotée d’un seuil minimum de chiffre d’affaires) à communiquer sur son impact social et environnemental ainsi que sur sa gouvernance.

Les dix-sept Objectifs de Développement Durable (ODD), (17 objectifs des États membres des nations-unies dans le cadre de l’agenda 2030 de l’Organisation des Nations Unies (ONU)), donnent le « la » à l'homogénéisation et l’accélération des politiques publiques sociales et environnementales.

En France, la publication de données extra-financières donnent lieu à des indicateurs clés de performance mais aussi à des facteurs de risques (engendrés ou subis). Ces informations sont communiquées depuis la transposition en droit national en 2017 de la directive européenne du 22 octobre 2014.

Nous pouvons imaginer la complexité de la tâche pour ces entreprises. Elles ont cependant des références qui les aident à avoir une méthode et des indicateurs pertinents. Nous pouvons citer par exemple la  Taskforce on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), une référence en termes de modèle de reporting climatique.

Cette directive a été revue le 21 avril 2021 en se faisant renommer Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), (directive européenne établissant des normes en termes de reportings extra financiers) pour tendre vers une homogénéisation des rapports extra financiers des entreprises et leur généralisation aux PME. 

Comment passer de la mesure aux effets ?

Ces rapports extra financiers ont-ils un impact positif sur l’environnement, leur gouvernance ou la société ?

Ils incitent certains investisseurs à investir ou non dans les sociétés les publiant, cependant, tant qu’une méthode commune n’est pas appliquée de manière systémique, nous faisons face à des risques de disparités d’interprétations voire de greenwashing (action de communiquer pour mettre l’accent sur une part mineure d’activité durable et/ou pour masquer une activité  ayant un impact social ou environnemental négatif).

Le risque de greenwashing est bien présent : une analyse de DeSmog souligne cette pratique, appréciée des entreprises du secteur des combustibles fossiles et de l'énergie.

Ces entreprises communiquent presque autant sur leurs entreprises vertes telles que les énergies renouvelables ou la capture du carbone que sur leur part de production d’énergies fossiles.

Elles ont pour la plupart, 80 % de leur portefeuille alloué aux énergies fossiles pour plus de 50 % de communication sur leurs efforts en faveur de l’environnement (qui représentent moins de 20 % de leur activité).

Il existe quelques acteurs comme les sociétés de notation extra financière qui tendent vers une harmonisation des notations dans leurs portefeuilles de clients. Cependant, le faible nombre de ces acteurs pose la question de l’objectivité et la transparence des notes de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) des entreprises.

Un axe d’amélioration de rapports extra financiers annexes serait de les intégrer dans les rapports financiers.

Nous pouvons donc dire qu’intégrer les données extra financières dans les processus de valorisations financières classiques malgré la complexité de leurs mesures (prospectives pour la plupart) met en évidence les limites de cet or vert. L’horizon des politiques publiques se verra allongé afin de prendre en compte des impacts potentiels à terme. Il faudra accepter des normes et des consensus agiles évoluant en fonction de l’environnement et de l’avancée des recherches sur les indicateurs sociaux et environnementaux.

Pour surmonter ces limites, l'harmonisation et la standardisation de la mesure et des méthodologies de calcul d'émissions ou d'objectifs climatiques devra permettre aux acteurs privés et décideurs publics de s'adapter rapidement à l'émergence de nouvelles techniques de mesures ou à la massification de la publication de ces données.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leur auteur. Aurélien Angot est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur l'économie financière et les politiques monétaires.