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Entretien croisé

Guillaume LAFORTUNE & Thomas FRIANG

5 décembre 2022

 

➡️ Thomas FRIANG - L’Institut Open Diplomacy organise la troisième édition des Rencontres du Développement Durable cette année, sous le haut patronage de la présidente de l’Assemblée nationale. Cette série de huit journées de conférence grand public sert d’anniversaire de l’Agenda 2030 : quelle signification cela a par ces temps de polycrise ?

Tous les indicateurs sont au rouge quand on regarde le monde à travers le prisme des Objectifs de Développement durable : c’est ce que j’appelle la polycrise, qui combine les effets désastreux de la pandémie (qui dure), de la guerre (qui ré-émerge en Europe) et de la crise climatique (qui s’accélère). C’est pourquoi ces Rencontres du Développement Durable, anniversaire de l’Agenda 2030, n’ont rien d’une fête. C’est plutôt un moment où l’on se retrouve pour débattre autour de la communauté scientifique avec tous les acteurs publics et privés qui peuvent changer la donne sur la base de constat bien posés. Le SDSN éclaire chaque année le débat avec ses rapports. C’est pour cela que je suis ravi qu’il prenne pleinement part aux RDD.

➡️ Guillaume LAFORTUNE - Pour la troisième année consécutive, le SDSN participe aux RDD. Le SDSN est né en 2012, peu de temps avant la création des ODD eux-mêmes. Quelle est la vocation de votre organisation ? En quoi était-il important pour vous de participer aux RDD dans ce contexte ?

Depuis 2012, le Réseau de solutions de développement durable des Nations unies (SDSN) mobilise la recherche et la science pour l’atteinte des objectifs de développement durable (ODD) adoptés par l’ensemble des pays membres de l’ONU. Avec plus de 1700 membres, 37 réseaux nationaux et 13 réseaux régionaux le SDSN est aujourd’hui le plus large réseau de scientifiques mobilisé pour faire avancer les politiques publiques et les solutions ODD dans le monde. Les RDD sont devenues en quelques années la plateforme majeure pour discuter avec les parties prenantes en France et en Europe des solutions pour progresser vers la voie du développement durable. C’est donc avec grand intérêt que le SDSN et ses réseaux participent depuis 3 ans à ces échanges importants et constructifs.


➡️ Thomas FRIANG - Dès la première année des RDD, sous le haut patronage du président Macron, vous avez accueilli Jeff Sachs, le fondateur du SDSN. Pourquoi attachez-vous autant d’importance à la participation de ce réseau académique mondial ?

Le SDSN fait référence pour deux raisons. Il a une légitimité historique universelle puisque le Pr. Jeffrey Sachs a été l’artisan en chef de l’Agenda 2030 aux côtés de Ban Ki-Moon depuis le sommet de la Terre de Rio+20. Il a également une légitimité scientifique mondiale puisqu’il produit chaque année son SDG Index qui nous permet - sur la base d’un maximum de données comparables - de situer les Etats les uns par rapport aux autres dans la réalisation de l’Agenda 2030. Sans ce système statistique qui a été au cœur de la conception des ODD et qui se décline dans l’action du SDSN chaque année, l’Agenda 2030 aurait pu prendre une tournure purement déclarative. Tout au contraire, c’est devenu un référentiel mondial pour assurer un suivi de nos réalisations ou comprendre nos régressions. Ce travail de recherche mondiale est essentiel, l’Institut mobilise donc les RDD au maximum pour que les Français s’emparent de ces notions parfois décliates.


➡️ Guillaume LAFORTUNE - L’ambition des RDD est d’apporter aux citoyens français les meilleures clés de compréhension possible des enjeux de développement durable. En France, quand on parle de développement durable, le prisme climatique s’interpose systématiquement. Comment expliquez-vous cela ? Et selon-vous, en quoi est-ce un frein pour une solution efficace aux défis de la transition ?

L’Agenda 2030, et ses 17 objectifs, demeure le seul accord international accepté par tous les pays de l’ONU qui vise à avancer sur les trois piliers du développement durable : l’économie, le social et l’environnement. Dans les pays riches, il y a parfois une tendance à considérer que les dimensions économiques et sociales des ODD s’appliquent davantage au reste du monde. Or, s’il est vrai que la France et l’Europe ont des systèmes de protection sociale et des revenus par habitants supérieurs que dans les autres régions du monde, il y a des problèmes persistants d’inégalités et de fractures sociales qui fragilisent la capacité des gouvernements à avancer sur des réformes difficiles en matière de climat, de consommation responsable et de biodiversité. Les ODD fournissent le bon cadre pour réfléchir de manière intégrée à ces enjeux de transition juste.

➡️ Thomas FRIANG - Après une édition dédiée à la transition juste, une édition consacrée à l’urgence et enfin ces troisièmes éditions consacrées aux Objectifs de 2030, avez-vous l’impression que le débat public a progressé pour tenir compte de l’ensemble des paramètres de la transition ?

Dans l’ensemble, oui. J’ai l’impression que les Françaises et les Français ont conscience de l’essentiel, c’est-à-dire de la nécessité de rentrer dans l’urgence et la complexité de la lutte contre la crise environnementale (qui mêle climat et biodiversité) et de le faire avec un souci de justice sociale, de cohésion nationale et notamment territoriale nettement plus poussé. J’ai le sentiment aussi - notamment depuis la pandémie et la guerre en Ukraine - que le lien entre ces enjeux globaux et notre quotidien se fait plus facilement dans le débat public. Enfin - je suis peut être optimiste - j’ai l’impression que la complexité géopolitique de ces changements de paradigme économique commence à être abordée dans l’espace public. Je le dis car d’une édition à l’autre des RDD, on sent un engouement croissant de la communauté des partenaires pour cette matrice de réflexion et du public pour l’employer dans nos échanges. Il y a là une forme de maturité qui sera - je l’espère - plus favorable à l’action individuelle et collective.

➡️ Guillaume LAFORTUNE - Ces RDD sont l’occasion pour vous de présenter le 4e rapport du SDSN pour l’Europe avec de nombreux indicateurs et quelques grandes recommandations politiques. Quelles sont les principaux leviers à activer selon vous pour accélérer la réalisation de l’Agenda 2030 ?

A l’échelle mondiale, il est urgent de parvenir à un accord sur le financement des investissements en capital humain (santé, éducation) et infrastructures physiques nécessaires à l’atteinte des ODD. De nombreux pays en voie de développement font face à des contraintes majeures de financement qui les empêchent d’avancer. L’Europe et la France peuvent jouer un rôle clé à ce sujet dans le cadre du sommet des chefs d’Etat sur les ODD en septembre 2023 et au sein du G20. A l’échelle de l’Europe et de ses pays membres, il faut maintenir les ambitions sur le temps long du « Pacte Vert Européen », notamment en matière d’énergies renouvelables, et réfléchir à comment mieux mobiliser nos institutions démocratiques et les politiques publiques pour répondre aux fractures sociales, qui risquent de s’aggraver dans un contexte d’inflation et, sans doute, de récession économique dans les mois qui viennent.

➡️ Thomas FRIANG - Ce rapport du SDSN est présenté à Berlin ce 9 décembre. C’est la première fois que les RDD se tiennent hors de France. Pourquoi ce choix ? Et comment résonnent les recommandations du SDSN avec votre vision du développement durable ?

Il était pour nous essentiel que les Rencontres du Développement Durable 2022 approfondissent une logique que nous avons installée dès la première édition : nous, Français, ne pourrons pas obtenir de solution politiquement efficace sans nos partenaires et alliés européens. Jusqu’alors, nous avions intégré cette hypothèse en ayant régulièrement des intervenants européens dans les débats ainsi qu’une journée dédiée à l’Europe en transition. Mais quoi de plus parlant que de tenir cette journée thématique là sous la forme d’une conclusion européenne pour « élever » toutes nos réflexions à l’échelle continentale ? Et quoi de plus pertinent que Berlin comme choix d’une capitale politique pour traiter ces enjeux au cœur desquels nous retrouverons désormais des défis énergétiques majeurs ? Le SDSN a un réseau très actif en Allemagne. Ce choix nous l’avons traduit très simplement par cette journée « Towards Europe 2030 » organisée par l’Institut Open Diplomacy avec ESCP Business School, l’une de nos écoles partenaires implantée à Berlin depuis des décennies.

➡️ Guillaume LAFORTUNE - Le rapport que vous venez de présenter pose une pierre majeure pour les prochaines étapes à venir : car la France va présenter sa “revue nationale volontaire” au Forum politique de haut niveau pour le développement durable en 2023, juste avant le sommet ODD que l’ONU prépare. Alors que la COP 27 Climat s’est montrée décevante à de nombreux égards et que la COP 15 Biodiversité va se dérouler en l’absence des Etats-Unis, qu’attendez-vous encore de ces enceintes multilatérales pour faire avancer le développement durable ?

Des problèmes mondiaux nécessitent des réponses mondiales. Les enjeux climatiques, de biodiversité mais également les crises sécuritaires, sanitaires et financières nécessitent de la coopération internationale, de la diplomatie et de la solidarité. L’ONU et ses différentes agences doivent rester au cœur de ces processus pour promouvoir des politiques publiques coordonnées et efficaces. L’ONU doit également être mieux financée et doit se réformer pour répondre à toutes ces problématiques. C’est tout l’enjeu du sommet ODD à venir, mais également du « sommet de l’avenir » de 2024. Par ailleurs, dans un contexte post-vérité et de fake news, il est important que la communauté scientifique internationale continue de travailler ensemble pour fournir des données probantes et soutenir l’élaboration de trajectoires de long terme, notamment dans le domaine de l’énergie et de l’agriculture durable, mais également pour apporter les solutions, y compris technologiques, aux défis climatiques et sociaux qui affectent le monde entier.